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Quelle place pour le sociologue ? (Urbanisme n°398)
Un projet urbain est le produit de différentes approches : urbaine, sociologique, économique, environnementale, paysagère et esthétique, soit une conjugaison de compétences complexe à mettre en œuvre. Cette démarche place notamment le sociologue au cœur du débat.
Point de vue d’un collectif de l’Association des consultants en aménagement et développement des territoires (ACAD).

DOSSIER/ Quelles formations pour quels métiers ? Revue Urbanisme, n°398, novembre 2015, p:32-34.

En tant que sociologues consultants (et anthropologues), intervenant au sein d’équipes pluridisciplinaires, notre positionnement évolue au gré de la commande publique. Si aujourd’hui les cahiers des charges en vue de réaliser des projets urbains intègrent de plus en plus souvent une demande de compétence sociologique, un flou entoure souvent ses attendus. Une situation qui minore la plus-value du travail sociologique dans le projet urbain.

Le propos de cet article vise à éclairer la place et les missions du sociologue dans la production urbaine. Quelle est la plus-value du sociologue consultant ? Comment met-il à profit son expérience pour répondre à une demande opérationnelle ? Comment conserver la nécessaire distance critique inhérente à sa discipline ?

L’héritage des pères fondateurs de la sociologie

La ville, a d’emblée été intégrée à part entière comme un objet sociologique dans les travaux des pères fondateurs de la sociologie.

Toutefois en France, elle occupe une place assez marginale dans la première génération de sociologues français[1]. L’essor des travaux sociologiques sur la ville se développe au cours des deux décennies de l’après-guerre.

Eric Le Breton[2] situe le développement de la sociologie urbaine entre 1952 et 1982, et plus précisément entre deux ouvrages de Pierre-Henry Chombart de Lawe, « Paris et l’agglomération parisienne », premier travail sur la sociologie d’une ville dans le contexte de la planification et « La fin des villes », qui pose des questions liées à une ville jugée alors « aliénante ». C’est avant tout la recherche qui s’empare de la question urbaine au milieu des années 60, au moment de la création des grands ensembles. La recherche contractuelle ne se développe véritablement qu’après 1968 avec une prépondérance de l’école française de sociologie urbaine marxiste (Topalov, 2013)[3].

Dans les années 80 la recherche pose des questions liées à la production de la ville et aux usages développés par les habitants. L’accent est mis sur des approches territoriales et sur une méthode plus anthropologique. Les thèmes et les méthodes de travail se redéfinissent. Les questions se déplacent de la production de la ville aux usages qu’en font les habitants, des contradictions sociétales macrosociologiques (la production, la consommation, les rapports de classes…) aux rapports sociaux locaux, aux modes de sociabilité, aux réseaux d’acteurs, ou encore aux manières d’habiter.

La mise en œuvre de la politique de la ville favorise l’émergence d’une « sociologie du local ». La priorité est alors accordée aux travaux de terrain qui impliquent de croiser différents registres : cadre bâti, peuplement, relations sociales, logiques d’acteurs… Ils permettent une approche plus partenariale avec les acteurs locaux et les habitants.

Ce n’est réellement qu’au début des années 90 que nait une « configuration professionnelle »[4] de la sociologie urbaine (avec notamment la création du PIR ville), concomitante à la naissance du « problème des banlieues » et au développement plus massif de la politique de la ville. Depuis, la question urbaine ne cesse de prendre de l’ampleur et la demande des collectivités locales s’est accrue en demande de prestations intellectuelles et d’ingénierie. Le nombre de professionnels travaillant sur l’urbain augmente considérablement, comme le prouve l’importance des formations afférentes aux métiers de l’aménagement du territoire.

Une sociologie empirique

La sociologie appliquée au projet urbain se caractérise aujourd’hui par l’aspect opérationnel des connaissances qu’elle produit. Nos interventions prennent des formes diverses allant de la concertation à la programmation, en passant par l’évaluation de projets ou l’appui à la conception urbaine. Sur les projets d’aménagement, quelle que soit leur échelle, nous analysons les usages, les pratiques, les représentations liées à l’espace, les enjeux sociaux propres au territoire observé, les attentes et les besoins des habitants. Notre objectif est de favoriser au mieux les articulations entre projet spatial et projet social. Comment s’appuyer sur les modes de vie pour organiser l’espace et vice versa. Les exemples de cette articulation sont multiples.

Par exemple, sur un quartier d’habitat social sélectionné dans le Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain, une équipe composée d’un architecte-urbaniste, d’un économiste de l’habitat, d’un sociologue est désignée pour la production du projet urbain dont la mise en oeuvre sera en partie financée par l’ANRU. Le sociologue au sein de cette équipe est en charge de raccrocher le quartier à son histoire, de mettre en évidence son évolution ainsi que les principaux problèmes sociaux rencontrés aujourd’hui par les habitants : formation et d’accès à l’emploi, insécurité dans les espaces publics, difficultés d’accès au logement pour les jeunes, déviances communautaires… Il doit être vigilant à la façon dont ces problèmes seront pris en compte dans la conception du projet en répondant aux questions suivantes : quel programme d’habitat définir pour demain (impliquant des démolitions, reconstructions, réhabilitations…), quelle reconfiguration des espaces publics (pour favoriser le lien social et intergénérationnel), quelle évolution nécessaire des équipements publics présents (pour répondre au vieillissement de la population, à la place des jeunes dans l’espace public…), quelle reconversion possible de certains locaux (garages, Locaux Communs Résidentiels…), quels modes de gestion du quartier mettre en place, quelles politiques sociales conforter (politique jeunesse, éducative, emploi…). En résumé, le sociologue est garant de la prise en compte du vécu du quartier et des aspirations des habitants dans le projet urbain.

Un positionnement pluriel : entre posture critique, expertise et médiation

L’expertise du sociologue s’appuie sur un rigoureux travail scientifique de recueil de données et d’écoute de l’ensemble des acteurs impliqués. L’interprétation des données et des discours vise à révéler les atouts, les contradictions, les non-dits, les récurrences.

Au-delà de l’expertise, la posture critique reste centrale. La demande à notre égard est celle d’un « regard irrévérencieux » qui interroge autrement des concepts définis a priori.

Un exemple caractéristique est celui de « l’enclavement ». Prenons le cas d’un quartier d’une ville de banlieue parisienne : l’urbaniste mettait fortement en avant le « désenclavement » du quartier comme objectif prioritaire. Or l’enquête menée auprès des habitants a conclu sur leur sentiment d’intégration dans l’environnement alentour. Si le quartier était en effet enclavé spatialement entre une zone pavillonnaire, un parc et un équipement sportif, les habitants ne ressentaient absolument pas cet isolement et développaient des pratiques de mobilité spécifiques permettant de conjurer l’éloignement physique : utilisation massive des bus, co-voiturage, pratiques polycentrées bien au-delà du secteur. Un quartier jugé enclavé sur le plan urbain, peut être un quartier ouvert pour ses habitants, qui y construisent leurs repères et leurs appartenances. Sur un autre quartier l’enclavement était fortement lié à une image stigmatisée ainsi qu’à un manque de participation des habitants à la vie locale. Le rôle du sociologue est alors d’élargir le projet urbain à d’autres enjeux que celui du désenclavement. Ou encore de définir d’autres options de désenclavement que les seules liaisons physiques.

Cette posture critique doit pouvoir s’exercer au sein de l’équipe de concepteurs. Par exemple, dans un concours d’architecture, notre intervention peut se focaliser sur l’interpellation de l’équipe de concepteurs sur les enjeux à prendre en compte afin qu’ils puissent les traduire spatialement. Cette interpellation s’appuie alors sur une expertise accumulée de connaissances antérieures et pas nécessairement sur un travail d’étude locale nous permettant de mettre en avant les axes essentiels à prendre en compte pour penser la place des personnes âgées dans la ville, développer un urbanisme favorable à la santé, favoriser la rencontre intergénérationnelle et la convivialité dans l’espace public et faire en sorte que chacun puisse y trouver une place, penser le contenu d’un nouvel équipement pour qu’il ne reste pas une coquille vide…

Autre volet dans notre posture : celle de facilitateur. Dans des situations complexes, nous sommes amenés à adopter des rôles de « médiateur » entre les différents acteurs. Le sociologue doit pouvoir aider à construire collectivement tout en restant « extérieur » aux enjeux discutés.

Entre distanciation et engagement

Le problème central de notre positionnement tient à une contradiction : notre nécessaire extériorité dictée par notre formation et notre obligation à prendre position et à rendre des recommandations concrètes.

En effet, si les études sociologiques conduites permettent d’apporter des éléments de compréhension d’un territoire, il est demandé au consultant de proposer des solutions, des orientations voire de donner son avis sur les politiques à mener.

C’est la clef de la position du sociologue praticien : la distanciation par rapport aux processus de gestion et de décision doit s’articuler avec des conclusions opératoires. Le problème est que parfois les résultats du sociologue sont en contradiction avec les idées de ses commanditaires. Par exemple le sentiment d’insécurité dans un quartier est souvent attribué à la présence de groupes de jeunes dans les lieux publics ou d’habitation comme les halls d’entrée. L’analyse sociologique met en évidence que tout est fait pour évincer les jeunes de l’espace public. Elle peut alors aider à concevoir des espaces appropriables par les jeunes sans qu’ils gênent les riverains.

Les nouveaux contrats de ville : une gageure de pluridisciplinarité ?

L’intervention du sociologue dans les projets urbains bénéficie de l’essor de la demande d’expertise sociale qui se développe face à la nécessité d’articuler dimensions urbaines, sociales, économiques et environnementales. La mise en avant d’un projet de territoire global dans l’élaboration des nouveaux contrats de ville en est une traduction. L’articulation des différents piliers permettra-t-elle de penser différemment l’approche urbaine en faveur d’une vision plus Intégrée, permettant de mieux prendre en compte les conditions de vie des habitants ?

[1] Yves Grafmeyer « La sociologie urbaine dans le contexte français », SociologieS [En ligne], Dossiers, Actualité de la sociologie urbaine dans des pays francophones et non anglophones, mis en ligne le 15 novembre 2012.

[2] Eric Le Breton, « Pour une critique de la ville – la sociologie urbaine française 1950-1980 », Presses Universitaires de Rennes, 2012.

[3] Christian Topalov, « Trente ans de sociologie urbaine. Un point de vue français », Métropolitiques, 16 octobre 2013.

[4] Dominique Lorrain : Communication au colloque « Transmissions : Une communauté en héritage ? La sociologie et les sociologues français de 1970 à nos jours », IFRIS, juin 2013.

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